« ??Philis !?'' Sur ce doux nom une tache de beurre !? » Pauvre Ragueneau qui voit ses chers livres transformés en sac à gateaux... Lise ne respecte rien, pas même les vers de M. Voiture.
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Vincent Voiture (1598-1648)
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Ragueneau, cher ami,
A travers le temps et l'espace, laissez-moi partager avec vous votre douleur. Vous, qui aimez la poésie sous toutes ses formes, ne pouvez qu'être affecté de trouver sur « ?? Philis !? '' Sur ce doux nom une tache de beurre !? » (v. 658). La poésie précieuse qui brille d'un pur et vrai éclat jusqu'en ce milieu de XVIIe siècle ne mérite pas cet outrage. Les beaux esprits, l'élite de la société polie, qui se réunissent régulièrement à l'Hôtel de Rambouillet ne peuvent eux aussi que s'en offusquer !
Pensez donc, cher ami ! de 1630 à peu près jusqu'à 1648, Catherine de Vivonnes mariée (en 1600, à l'âge de 12 ans seulement !) à Charles d'Angennes, qui deviendra marquis de Rambouillet tint un salon de réception qui fut le centre de la vie mondaine et du bel esprit français. Ce salon, l'histoire littéraire l'appelle « la Chambre bleue d'Arthénice » en vertu d'une anagramme de Malherbe sur le prénom de leur hôtesse. « C'était le rendez-vous de ce qu'il y avait de plus galant à la cour et de plus poli parmi les beaux esprits du siècle » a même écrit Tallemant des Réaux. Prosateurs et poètes notamment y étaient accueillis indistinctement : Malherbe, Racan, Gombaud, Corneille, Chapelain, l'abbé Cotin, Georges de Scudéry, Guillaume Colletet, Tallemant des Réaux, Saint-Amant, le Père Le Moyne, Benserade, Voiture et bien d'autres plus anonymes aujourd'hui mais qui ont du succès et de la renommée en cette première moitié du siècle.
C'est dans ce salon, parmi cette société galante et cultivée, que s'est développé ce que l'on appelle la « poésie précieuse », loin des excès dont la seconde moitié du siècle se rendra coupable et que Molière stigmatisera avec raison et talent. « On n'y parle pas savamment, on y parle raisonnablement et il n'y a nul lieu au monde où il y ait plus de bon sens et moins de pédanterie » précise Chapelain à Guez de Balzac. Et c'est ce bon goût de l'époque qui fait un succès du roman de d'Urfé,
L'Astrée dont les héros ont des « cheveux » (acte II, scène 6) si remarquables. L'une des bergères de ce roman (dont le titre complet est :
L'Astrée, où, par plusieurs histoires et sous des personnes de bergers et d'autres, sont déduits les divers effets de l'Honnête Amitié) a nom Philis ; et cette Philis est devenue rapidement l'égérie de la poésie amoureuse, le nom magique et sublime de la femme aimée. Les poèmes sur ce nom se multiplient, en particulier les sonnets qui sont alors fort prisés. Et il faut bien avouer qu'il y a de magnifiques réussites.
L'une des plus belles et des plus connues est sans doute celle sur laquelle vous pleurez, cher Ragueneau. Mais séchez vos larmes pour lire ci-dessous le sonnet de Voiture débarrassé de la tache de beurre qui le dépare. N'est-ce pas qu'il est beau ? Ces images, ces sons, ces accents? Laissons-là nos mots pour rendre leur pleine place aux vers :
Des portes du matin l'Amante de Céphale
Ses roses épandait dans le milieu des airs
Et jetait sur les Cieux nouvellement ouverts
Ses traits d'or et d'azur qu'en naissant elle étale
Quand la nymphe divine à mon repos fatale
Apparut, et brilla de tant d'attraits divers
Qu'il semblait qu'elle seule éclairait l'univers
Et remplissait de feux la rive orientale.
Le Soleil se hâtant pour la gloire des Cieux,
Vint opposer sa flamme à l'éclat de ses yeux
Et prit tous les rayons dont l'Olympe se dore.
L'onde, la terre, et l'air s'allumaient à l'entour.
Mais auprès de Philis on le prit pour l'Aurore
Et l'on crut que Philis était l'astre du jour.
Vincent Voiture (1598-1648), sonnet sans titre, dit de
La belle Matineuse.